Pour les penseurs arabes modernes, l’expérience andalouse a tout représenté, des dangers du factionnalisme aux avantages de l’ouverture culturelle en passant par la douleur de l’exil.
La nouvelle de Jorge Luis Borges « La quête d’Averroès » commence un après-midi dans l’Andalousie du XIIe siècle, dans la maison ombragée de Cordoue d’Ibn Rushd, plus tard connu en Europe sous le nom d’Averroès.
Le philosophe est dans une impasse dans son commentaire de la Poétique d’Aristote : deux mots, “tragédie” et “comédie”, sont omniprésents dans le grec mais opaques pour l’arabe, qui n’a aucune notion de dramaturgie. Lors d’un dîner ce soir-là, le sujet de la poésie revient sur le tapis : un invité affirme que les vers bédouins de l’époque préislamique, fondement de la littérature arabe, sont obsolètes pour les poètes qui vivent dans des villes sophistiquées comme Cordoue. Lorsque Zuhayr, poète du VIe siècle, comparait le destin à un chameau aveugle, la métaphore était saisissante ; aujourd’hui, elle semble absurde. Le philosophe n’est pas d’accord. Il affirme, de manière parfaitement aristotélicienne, que la poésie traite des universaux : son but n’est pas d’étonner mais d’inventer des figures compréhensibles par tous. (Borges semble insinuer sournoisement que le chameau puissant mais maladroit, contre lequel toute lutte humaine est condamnée, pointe vers une traduction arabe de “tragédie”, même si Ibn Rushd ne s’en rend pas compte). En raison de l’universalisme de la poésie, poursuit le philosophe, le passage du temps l’enrichit au lieu de la rendre obsolète. En nous remémorant les vers de Zuhayr, nous ne pensons pas seulement à sa métaphore, mais nous comparons nos luttes aux siennes : « La figure avait deux termes ; maintenant, elle en a quatre ».
Ibn Rushd termine par une anecdote. Lors d’un séjour en Afrique du Nord, « torturé par les souvenirs de Cordoue », il fut consolé par un vers de poésie composé par le calife Abderrahman, qui s’adressait à un arbre de son jardin royal en pensant à sa maison de Damas : « Toi aussi, tu es, ô palme ! /en terre étrangère … ».
Les compagnons de table d’Ibn Rushd savaient tout d’ Abderrahman. Membre de la famille omeyyade, qui a dirigé le deuxième califat islamique depuis Damas entre 661 et 750, il a échappé au massacre de sa famille par les Abbassides rivaux et s’est enfui vers l’ouest. En 756, il proclame la domination omeyyade sur la péninsule ibérique – al-Andalus, en arabe – que ses descendants gouverneront depuis Cordoue pendant près de trois siècles. De nombreux éléments de la nouvelle capitale rappellent la Syrie natale d’Abderrahman : son domaine d’al-Rusafa, avec ses palmiers transplantés, porte le même nom qu’un complexe royal près de Damas ; le mihrab [niche de prière] de sa grande mosquée est orienté vers le sud, comme ceux de Syrie, bien que La Mecque se trouve évidemment à l’est de Cordoue. « Singulier privilège de la poésie », déclare Ibn Rushd dans l’histoire de Borges, « des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne ».
Dans l’histoire littéraire arabe, la mémoire d’al-Andalus survit comme le palmier transplanté d’Abderrahman. Le passage du temps a enrichi ses significations et en a fait une sorte de patrimoine universel, alors même que l’époque de la domination musulmane s’éloignait. Ce processus de mémorialisation a commencé alors que les Arabes régnaient encore sur une grande partie de la péninsule. Pour les poètes, le siège califal de Cordoue, mis à sac au début du XIesiècle, est devenu le lieu de réflexions mélancoliques sur les gloires passées et les rouages impénétrables du destin. « O peuple d’al-Andalus », s’exclame le Valencien Ibn Khafaja, au XIe siècle, dans des vers maintes fois repris depuis, « Comme Dieu vous a comblés/d’eau, d’ombre, de rivières et d’arbres/le jardin du Paradis n’est nulle part ailleurs que sur votre terre ».
Al-Andalus a également fasciné les écrivains arabes modernes, pour des raisons légèrement différentes. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nombreux nationalistes ont commencé à se tourner vers le passé, en particulier le passé précolonial, pour y trouver des exemples de réussite et de puissance arabes. L’Espagne musulmane constituait un modèle évident : une patrie (en arabe, al-watan) perdue qui pouvait consoler et inspirer face à une domination étrangère. De ce point de vue, la Reconquista de Ferdinand et Isabelle était le signe avant-coureur d’une longue histoire d’occupation et d’exil.
L’Égyptien Ahmad Shawqi, surnommé le « prince des poètes », a été expulsé vers l’Espagne en 1914. Au Caire, il avait été poète de la cour du khédive Abbas II, destitué par les Britanniques au début de la Première Guerre mondiale en raison de ses sympathies ottomanes. Shawqi a passé les six années suivantes en Espagne, où les vestiges de l’Al-Andalus arabe lui rappelaient vivement son pays. Dans son célèbre « Poème rimant sur la lettre Sin », Shawqi se promène parmi les ruines de Cordoue, voyant tout à travers le prisme fracturé de l’exil : le magnifique passé andalou, les palais et les mosquées vides du présent, le watan égyptien désespérément absent. Dans les dernières lignes du poème, il promet que ses enfants « prendront ces ruines comme des sermons », car « si vous ne pouvez pas vous tourner vers le passé, vous ne trouverez jamais de consolation ». Pour Shawqi, comme pour de nombreux penseurs arabes, al-Andalus est un lieu de mémoire et de désir, évoquant la nostalgie d’une histoire depuis longtemps disparue qui semble néanmoins offrir d’importantes leçons pour le présent.
La mosquée d’Urbana, en Illinois, reprend les entrelacs rouges et blancs de la grande mosquée de Qurtaba (Cordoue)
L’ouvrage d’Eric Calderwood, On Earth or in Poems, est, écrit-il, une étude de la « postérité culturelle » de la domination musulmane en Espagne. Il s’intéresse tout particulièrement à cette postérité chez les intellectuels arabes modernes. Presque tous les mouvements politiques et culturels du monde arabe se sont intéressés à Al-Andalus d’une manière ou d’une autre, et le livre de Calderwood est un enchevêtrement d’études de cas : arabistes, berbéristes, féministes, Palestiniens, musiciens contemporains. (Il n’explique pas pourquoi il a choisi ces groupes et non, par exemple, les islamistes ou les laïcs arabes, qui ont leurs propres points de vue sur le sujet). À travers leurs poèmes et leurs pamphlets, leurs films et leurs chansons, chaque groupe a produit ce que Calderwood appelle un « mythe » d’Al-Andalus. Il s’intéresse moins à l’exactitude de ces mythes qu’à leur utilisation politique. Comme il le dit, « les affirmations modernes sur Al-Andalus sont souvent autant (ou plus) destinées à répondre aux besoins du présent qu’à comprendre le passé ».
Pour les historiens, l’histoire d’al-Andalus commence en 711, lorsque les armées omeyyades commandées par Tariq ibn Ziyad conquièrent la majeure partie de l’Ibérie sur les rois wisigoths (le nom Gibraltar vient de l’arabe Jabal Tariq, « la montagne de Tariq »). Quelque quarante-cinq ans plus tard, Abderrahman établit sa nouvelle capitale à Cordoue. Elle devint rapidement un centre de civilisation rivalisant avec Bagdad, avec d’innombrables bibliothèques, des palais et des mosquées opulents, de vastes aqueducs, des centaines de bains publics et des marchés proposant des marchandises en provenance d’Inde, de Chine et d’Europe du Nord, le tout défendu par l’une des marines les plus puissantes du monde. Juifs, chrétiens et musulmans ont contribué à faire de Cordoue « la patrie de la sagesse », comme l’a appelée plus tard un panégyriste arabe, « la maison du raisonnement juste, le jardin des fruits des idées ».
Le collier de la colombe (طوق الحمامة Ṭawq al-hamāma), par Ebrahim Busaad, 2011
La domination omeyyade a duré jusqu’au début du XIe siècle, lorsque des factions armées en guerre ont divisé le califat en cités-états indépendantes. L’époque des « petits royaumes » a été marquée par la discorde politique mais aussi par l’épanouissement culturel, notamment dans les œuvres d’Ibn Hazm, auteur de l’élégant traité d’amour Le collier de la colombe (1022), ainsi que dans les vers hébraïques de Shmu’el HaNagid (Isma’il ibn Nag’rila), le vizir juif de Grenade.
La péninsule fut essentiellement réunifiée en 1086 sous la bannière des Almoravides, une dynastie berbère d’Afrique du Nord, suivie à son tour par les Almohades, qui avaient également leur capitale à Marrakech. Les Almohades ont été les mécènes puis les persécuteurs d’Ibn Rushd et ont souvent été décrits – comme leurs prédécesseurs almoravides précédents – comme des fanatiques, en partie parce qu’ils ont interdit les œuvres du philosophe et ont ordonné qu’elles soient brûlées en public. Au milieu du XIIIe siècle, la Reconquista avait réduit la domination musulmane à l’État de Grenade, qui succomba aux armées de l’Aragon et de la Castille au cours de la fatidique année 1492.
Les penseurs modernes ont tiré des fils distincts, bien que se chevauchant souvent, de cette dense trame historique. Les nationalistes arabes ont mis l’accent sur les dangers du factionnalisme et sur la force que confère l’unité. Pour les libéraux laïques, l’expérience andalouse a prouvé les avantages de l’ouverture culturelle, de la recherche sans entrave et de la tolérance religieuse. Pour de nombreux Palestiniens, comme pour de nombreux Juifs, il s’agissait d’un récit édifiant sur la perte de la patrie et les chagrins de l’exil. Calderwood compare ces souvenirs collectifs à un couteau suisse, « un ensemble varié d’outils prêts à répondre à toutes sortes de problèmes et de besoins ». Il ne voit pas d’un bon œil la recherche d’une « ontologie d’al-Andalus » – en termes simples, une étude de ce qu’il était – et appelle plutôt à une « phénoménologie », qui montrerait plutôt « comment al-Andalus s’est manifesté à diverses époques et en divers lieux ».
L’outil le plus populaire de cette trousse d’interprétation, que de nombreux penseurs ont utilisé pour comprendre al-Andalus, est le concept de convivencia [convivance, coexistence]. De nombreux lecteurs anglophones ont découvert cette idée dans The Ornament of the World(2002) de la chercheuse María Rosa Menocal, un portrait lyrique de ce qu’elle appelle la « culture de la tolérance » de l’Espagne médiévale. Dans le récit franchement idéalisant – et largement lu – de Menocal, qui s’appuie extensivement sur des sources littéraires et philosophiques, les musulmans, les juifs et les chrétiens andalous ont créé une société de « syncrétisme éclectique », tragiquement anéantie par les puritains religieux : d’abord les Almoravides et les Almohades, puis les armées de Ferdinand et d’Isabelle. Menocal a terminé son livre juste avant les attentats du 11 septembre, et son exploration des « profondeurs inconnues de la tolérance et de la symbiose culturelles de notre patrimoine » était particulièrement opportune à un moment où les gros titres des journaux annonçaient un choc imminent des civilisations.
L’idée de convivencia, bien que souvent associée à l’Andalousie, n’est pas andalouse : ses racines plongent dans un passé beaucoup plus récent. C’est l’historien et critique littéraire espagnol Américo Castro qui, dans son livre España en su historia : cristianos, moros y judíosPDF[Buenos Aires, 1948, interdit sous Franco, réédité en 1983 et 2001, inédit en français, NdT], a utilisé pour la première fois le terme dans le sens particulier – et commodément vague – de coexistence religieuse et ethnique. Empruntant le terme à la philologie, où il désigne la lutte pour la suprématie entre les variantes vernaculaires d’un mot, Castro lui a donné une tournure existentialiste, l’utilisant pour caractériser l’interaction quotidienne entre les « castes » chrétiennes, musulmanes et juives, qu’il considérait comme la base de l’identité espagnole. L’argument de Castro a suscité des réponses véhémentes de la part d’historiens pour qui les éléments catholiques et castillans de l’identité espagnole étaient primordiaux.
« Ce ne sont pas quelques porteurs de peste (untorelli) qui déracineront Bologne » (Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, septembre 1977). Franco Berardi, alias Bifo, fut l’un des untorelli qui déclenchèrent la panique dans les rangs du Parti communiste italien, qui administrait la bonne ville de Bologne, menacée par les hordes de la …
Lundi 28 octobre 2024 Nous, écrivains, éditeurs, professionnels des festivals littéraires et des autres métiers du livre, publions cette lettre alors que nous faisons face à la crise morale, politique et culturelle la plus profonde du XXIe siècle. L’injustice écrasante que subissent les Palestiniens ne peut être niée. La guerre actuelle a fait irruption dans …
Réimaginer Al-Andalus
Recension du livre d’Eric Calderwood “On Earth or in Poems: The Many Lives of al-Andalus”
Robyn Creswell, The New York Review of Books, , 22/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Pour les penseurs arabes modernes, l’expérience andalouse a tout représenté, des dangers du factionnalisme aux avantages de l’ouverture culturelle en passant par la douleur de l’exil.
Ouvrage recensé :
On Earth or in Poems: The Many Lives of al-Andalus [Sur la terre ou dans les poèmes : Les multiples vies d’al-Andalus]
par Eric Calderwood
Harvard University Press, 2023, 345 p., Hard Cover 45,00 $, 37,95£-Kindle 33,99$
La nouvelle de Jorge Luis Borges « La quête d’Averroès » commence un après-midi dans l’Andalousie du XIIe siècle, dans la maison ombragée de Cordoue d’Ibn Rushd, plus tard connu en Europe sous le nom d’Averroès.
Le philosophe est dans une impasse dans son commentaire de la Poétique d’Aristote : deux mots, “tragédie” et “comédie”, sont omniprésents dans le grec mais opaques pour l’arabe, qui n’a aucune notion de dramaturgie. Lors d’un dîner ce soir-là, le sujet de la poésie revient sur le tapis : un invité affirme que les vers bédouins de l’époque préislamique, fondement de la littérature arabe, sont obsolètes pour les poètes qui vivent dans des villes sophistiquées comme Cordoue.
Lorsque Zuhayr, poète du VIe siècle, comparait le destin à un chameau aveugle, la métaphore était saisissante ; aujourd’hui, elle semble absurde. Le philosophe n’est pas d’accord. Il affirme, de manière parfaitement aristotélicienne, que la poésie traite des universaux : son but n’est pas d’étonner mais d’inventer des figures compréhensibles par tous. (Borges semble insinuer sournoisement que le chameau puissant mais maladroit, contre lequel toute lutte humaine est condamnée, pointe vers une traduction arabe de “tragédie”, même si Ibn Rushd ne s’en rend pas compte). En raison de l’universalisme de la poésie, poursuit le philosophe, le passage du temps l’enrichit au lieu de la rendre obsolète. En nous remémorant les vers de Zuhayr, nous ne pensons pas seulement à sa métaphore, mais nous comparons nos luttes aux siennes : « La figure avait deux termes ; maintenant, elle en a quatre ».
Ibn Rushd termine par une anecdote. Lors d’un séjour en Afrique du Nord, « torturé par les souvenirs de Cordoue », il fut consolé par un vers de poésie composé par le calife Abderrahman, qui s’adressait à un arbre de son jardin royal en pensant à sa maison de Damas : « Toi aussi, tu es, ô palme ! /en terre étrangère … ».
Les compagnons de table d’Ibn Rushd savaient tout d’ Abderrahman. Membre de la famille omeyyade, qui a dirigé le deuxième califat islamique depuis Damas entre 661 et 750, il a échappé au massacre de sa famille par les Abbassides rivaux et s’est enfui vers l’ouest. En 756, il proclame la domination omeyyade sur la péninsule ibérique – al-Andalus, en arabe – que ses descendants gouverneront depuis Cordoue pendant près de trois siècles. De nombreux éléments de la nouvelle capitale rappellent la Syrie natale d’Abderrahman : son domaine d’al-Rusafa, avec ses palmiers transplantés, porte le même nom qu’un complexe royal près de Damas ; le mihrab [niche de prière] de sa grande mosquée est orienté vers le sud, comme ceux de Syrie, bien que La Mecque se trouve évidemment à l’est de Cordoue. « Singulier privilège de la poésie », déclare Ibn Rushd dans l’histoire de Borges, « des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne ».
Dans l’histoire littéraire arabe, la mémoire d’al-Andalus survit comme le palmier transplanté d’Abderrahman. Le passage du temps a enrichi ses significations et en a fait une sorte de patrimoine universel, alors même que l’époque de la domination musulmane s’éloignait. Ce processus de mémorialisation a commencé alors que les Arabes régnaient encore sur une grande partie de la péninsule. Pour les poètes, le siège califal de Cordoue, mis à sac au début du XIesiècle, est devenu le lieu de réflexions mélancoliques sur les gloires passées et les rouages impénétrables du destin. « O peuple d’al-Andalus », s’exclame le Valencien Ibn Khafaja, au XIe siècle, dans des vers maintes fois repris depuis, « Comme Dieu vous a comblés/d’eau, d’ombre, de rivières et d’arbres/le jardin du Paradis n’est nulle part ailleurs que sur votre terre ».
Al-Andalus a également fasciné les écrivains arabes modernes, pour des raisons légèrement différentes. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nombreux nationalistes ont commencé à se tourner vers le passé, en particulier le passé précolonial, pour y trouver des exemples de réussite et de puissance arabes. L’Espagne musulmane constituait un modèle évident : une patrie (en arabe, al-watan) perdue qui pouvait consoler et inspirer face à une domination étrangère. De ce point de vue, la Reconquista de Ferdinand et Isabelle était le signe avant-coureur d’une longue histoire d’occupation et d’exil.
L’Égyptien Ahmad Shawqi, surnommé le « prince des poètes », a été expulsé vers l’Espagne en 1914. Au Caire, il avait été poète de la cour du khédive Abbas II, destitué par les Britanniques au début de la Première Guerre mondiale en raison de ses sympathies ottomanes. Shawqi a passé les six années suivantes en Espagne, où les vestiges de l’Al-Andalus arabe lui rappelaient vivement son pays. Dans son célèbre « Poème rimant sur la lettre Sin », Shawqi se promène parmi les ruines de Cordoue, voyant tout à travers le prisme fracturé de l’exil : le magnifique passé andalou, les palais et les mosquées vides du présent, le watan égyptien désespérément absent. Dans les dernières lignes du poème, il promet que ses enfants « prendront ces ruines comme des sermons », car « si vous ne pouvez pas vous tourner vers le passé, vous ne trouverez jamais de consolation ». Pour Shawqi, comme pour de nombreux penseurs arabes, al-Andalus est un lieu de mémoire et de désir, évoquant la nostalgie d’une histoire depuis longtemps disparue qui semble néanmoins offrir d’importantes leçons pour le présent.
La mosquée d’Urbana, en Illinois, reprend les entrelacs rouges et blancs de la grande mosquée de Qurtaba (Cordoue)
L’ouvrage d’Eric Calderwood, On Earth or in Poems, est, écrit-il, une étude de la « postérité culturelle » de la domination musulmane en Espagne. Il s’intéresse tout particulièrement à cette postérité chez les intellectuels arabes modernes. Presque tous les mouvements politiques et culturels du monde arabe se sont intéressés à Al-Andalus d’une manière ou d’une autre, et le livre de Calderwood est un enchevêtrement d’études de cas : arabistes, berbéristes, féministes, Palestiniens, musiciens contemporains. (Il n’explique pas pourquoi il a choisi ces groupes et non, par exemple, les islamistes ou les laïcs arabes, qui ont leurs propres points de vue sur le sujet). À travers leurs poèmes et leurs pamphlets, leurs films et leurs chansons, chaque groupe a produit ce que Calderwood appelle un « mythe » d’Al-Andalus. Il s’intéresse moins à l’exactitude de ces mythes qu’à leur utilisation politique. Comme il le dit, « les affirmations modernes sur Al-Andalus sont souvent autant (ou plus) destinées à répondre aux besoins du présent qu’à comprendre le passé ».
Pour les historiens, l’histoire d’al-Andalus commence en 711, lorsque les armées omeyyades commandées par Tariq ibn Ziyad conquièrent la majeure partie de l’Ibérie sur les rois wisigoths (le nom Gibraltar vient de l’arabe Jabal Tariq, « la montagne de Tariq »). Quelque quarante-cinq ans plus tard, Abderrahman établit sa nouvelle capitale à Cordoue. Elle devint rapidement un centre de civilisation rivalisant avec Bagdad, avec d’innombrables bibliothèques, des palais et des mosquées opulents, de vastes aqueducs, des centaines de bains publics et des marchés proposant des marchandises en provenance d’Inde, de Chine et d’Europe du Nord, le tout défendu par l’une des marines les plus puissantes du monde. Juifs, chrétiens et musulmans ont contribué à faire de Cordoue « la patrie de la sagesse », comme l’a appelée plus tard un panégyriste arabe, « la maison du raisonnement juste, le jardin des fruits des idées ».
Le collier de la colombe (طوق الحمامة Ṭawq al-hamāma), par Ebrahim Busaad, 2011
La domination omeyyade a duré jusqu’au début du XIe siècle, lorsque des factions armées en guerre ont divisé le califat en cités-états indépendantes. L’époque des « petits royaumes » a été marquée par la discorde politique mais aussi par l’épanouissement culturel, notamment dans les œuvres d’Ibn Hazm, auteur de l’élégant traité d’amour Le collier de la colombe (1022), ainsi que dans les vers hébraïques de Shmu’el HaNagid (Isma’il ibn Nag’rila), le vizir juif de Grenade.
La péninsule fut essentiellement réunifiée en 1086 sous la bannière des Almoravides, une dynastie berbère d’Afrique du Nord, suivie à son tour par les Almohades, qui avaient également leur capitale à Marrakech. Les Almohades ont été les mécènes puis les persécuteurs d’Ibn Rushd et ont souvent été décrits – comme leurs prédécesseurs almoravides précédents – comme des fanatiques, en partie parce qu’ils ont interdit les œuvres du philosophe et ont ordonné qu’elles soient brûlées en public. Au milieu du XIIIe siècle, la Reconquista avait réduit la domination musulmane à l’État de Grenade, qui succomba aux armées de l’Aragon et de la Castille au cours de la fatidique année 1492.
Les penseurs modernes ont tiré des fils distincts, bien que se chevauchant souvent, de cette dense trame historique. Les nationalistes arabes ont mis l’accent sur les dangers du factionnalisme et sur la force que confère l’unité. Pour les libéraux laïques, l’expérience andalouse a prouvé les avantages de l’ouverture culturelle, de la recherche sans entrave et de la tolérance religieuse. Pour de nombreux Palestiniens, comme pour de nombreux Juifs, il s’agissait d’un récit édifiant sur la perte de la patrie et les chagrins de l’exil. Calderwood compare ces souvenirs collectifs à un couteau suisse, « un ensemble varié d’outils prêts à répondre à toutes sortes de problèmes et de besoins ». Il ne voit pas d’un bon œil la recherche d’une « ontologie d’al-Andalus » – en termes simples, une étude de ce qu’il était – et appelle plutôt à une « phénoménologie », qui montrerait plutôt « comment al-Andalus s’est manifesté à diverses époques et en divers lieux ».
L’outil le plus populaire de cette trousse d’interprétation, que de nombreux penseurs ont utilisé pour comprendre al-Andalus, est le concept de convivencia [convivance, coexistence]. De nombreux lecteurs anglophones ont découvert cette idée dans The Ornament of the World (2002) de la chercheuse María Rosa Menocal, un portrait lyrique de ce qu’elle appelle la « culture de la tolérance » de l’Espagne médiévale. Dans le récit franchement idéalisant – et largement lu – de Menocal, qui s’appuie extensivement sur des sources littéraires et philosophiques, les musulmans, les juifs et les chrétiens andalous ont créé une société de « syncrétisme éclectique », tragiquement anéantie par les puritains religieux : d’abord les Almoravides et les Almohades, puis les armées de Ferdinand et d’Isabelle. Menocal a terminé son livre juste avant les attentats du 11 septembre, et son exploration des « profondeurs inconnues de la tolérance et de la symbiose culturelles de notre patrimoine » était particulièrement opportune à un moment où les gros titres des journaux annonçaient un choc imminent des civilisations.
L’idée de convivencia, bien que souvent associée à l’Andalousie, n’est pas andalouse : ses racines plongent dans un passé beaucoup plus récent. C’est l’historien et critique littéraire espagnol Américo Castro qui, dans son livre España en su historia : cristianos, moros y judíosPDF[Buenos Aires, 1948, interdit sous Franco, réédité en 1983 et 2001, inédit en français, NdT], a utilisé pour la première fois le terme dans le sens particulier – et commodément vague – de coexistence religieuse et ethnique. Empruntant le terme à la philologie, où il désigne la lutte pour la suprématie entre les variantes vernaculaires d’un mot, Castro lui a donné une tournure existentialiste, l’utilisant pour caractériser l’interaction quotidienne entre les « castes » chrétiennes, musulmanes et juives, qu’il considérait comme la base de l’identité espagnole. L’argument de Castro a suscité des réponses véhémentes de la part d’historiens pour qui les éléments catholiques et castillans de l’identité espagnole étaient primordiaux.
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par Florence Gauthier
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