Werner Rügemer appartient sans conteste à cette « autre Allemagne » -celle que nous aimons -, celle des « poètes et penseurs » (Dichter und Denker), engagée dans une lutte séculaire contre celle des « juges et des bourreaux (Richter und Henker). Il nous a semblé urgent de nous entretenir avec lui.
Cher Werner, le 4 septembre 2021, tu auras 80 ans et la République Fédérale Allemande 72 ans. Nous pensons qu’il serait temps de faire un bilan – personnel et collectif. Commençons par le bilan personnel : quand tu avais 20/30 ans, que voulais-tu obtenir ? L’as-tu obtenu ? De quoi es-tu le plus fier ? Que regrettes-tu le plus ?
A 20/30 ans, je ne savais pas exactement ce que je voulais obtenir. J’essayais de sortir, comme une taupe à moitié aveugle, de la période post-fasciste. Depuis son retour de la Wehrmacht en 1945, mon père, qui était instituteur, m’avait beaucoup rossé, à l’époque, c’était de toute façon permis. J’attrapai un asthme très dangereux. Je fus envoyé dans un internat dans les Alpes, « à cause du bon air » : l’internat se trouvait près de Berchtesgaden sur l’Obersalzberg, bien situé, au-dessus du Königssee, et tout près de la plus haute montagne d’Allemagne, le Watzman. L’internat avec lycée appartenait au Christliches Jugenddorfwerk Deutschlands (CJD) [l’Œuvre chrétienne des villages de jeunesse d’Allemagne] : il avait été fondé après 1945 par le professeur Arnold Dannenmann qui, en 1933, avait fondé l’Eglise nazie « Chrétiens allemands ». Après la guerre, la plupart des nazis se rassemblèrent sous une étiquette chrétienne, ainsi dans les deux partis repeints à neuf CDU et CSU sous la direction du Président de la CDU et chancelier fédéral Adenauer : depuis l’époque impériale, avant la Ière Guerre Mondiale, il était devenu politiquement très influent dans la catholique Cologne, grâce à l’appui de banquiers et d’entrepreneurs, et avait continué à construire cette position après la Ière Guerre Mondiale.
Les hiérarques nazis, avec Hitler, Göring et d’autres, avaient, jusqu’en 1945, leur résidence secondaire sur l’Obersalzberg. Après 1945, l’internat devint la propriété de l’ex-président du NSDAP, Martin Bormann. Les professeurs étaient pour la plupart d’anciens nazis. Le CJD avait des liens étroits avec l’Association fédérale des travailleurs allemands (BDA). Dans l’internat, il y avait des fils d’entrepreneurs et de diplomates. L’écolier vedette était le fils du second de Hitler, Rudolf Hess, qui était alors en prison. Dans les montagnes alentour, il y avait beaucoup de tourisme de nostalgiques du nazisme – je n’ai pu le comprendre que bien plus tard.
Après le Bac, en 1960, sur l’Obersalzberg, j’ai étudié la philologie allemande, les langues romanes et la philosophie à Munich, Tübingen et Berlin. Je participais à des réunions et des manifestations de gauche, mais je ne suis entré dans aucune organisation. En 1968, j’ai fondé à Berlin, avec des étudiants socialistes, l’Université critique. Ensuite, j’ai passé un an à Paris, où j’habitais chez un Vietnamien : il avait accueilli deux soldats US qui avaient déserté au Vietnam. J’avais achevé mes études de professeur, mais ne voulais pas devenir fonctionnaire. C’est pourquoi j’ai été, jusqu’en 1974, à Paris, gérant de la section allemande de l’organisation pacifiste Service Civil International, et j’ai organisé des chantiers internationaux. Ensuite, jusqu’en 1989, j’ai été rédacteur salarié de la revue Education Démocratique ; en même temps, j’ai fait un doctorat sur le sujet « Anthropologie philosophique ». Je me suis ensuite trouvé sans travail, et, depuis, je me débrouille surtout comme auteur « libre ».
De quoi je suis fier ? De peu de chose. Je me réjouis toujours de ce que la taupe a relativement bien creusé son chemin, bien qu’avec des blessures persistantes, à travers des circonstances incertaines. Et que quelques personnes apprécient mon travail. Qu’est-ce que je regrette le plus ? De ne m’être jamais réconcilié avec mes parents, surtout avec mon père, jusqu’à leur mort. En guise de compensation, tardive et hélas faiblement symbolique, je leur ai dédié en 2016 un livre : Bis diese Freiheit die Welt erleuchtet. Transatlantische Sittenbilder aus Politik und Wirtschaft, Geschichte und Kultur [Jusqu’à ce que cette liberté éclaire le monde. Tableau de mœurs transatlantique, politique et économique, historique et culturel].
Maintenant, à l’Allemagne, la mère blafarde. Tu avais huit ans lorsque la RFA a été fondée, en 1968 tu avais 27 ans. Au moment du « Tournant », de la « réunification » de l’Allemagne, tu avais 51 ans. L’Allemagne est-elle toujours un Conte d’hiver ? En quoi la société a-t-elle changé, qu’est-ce qui n’a presque pas changé ? Quelles sont les nouvelles formes de la contradiction entre les « deux Allemagnes », l’Allemagne des « juges et des bourreaux » et l’Allemagne des « poètes et des penseurs » ?
La République Fédérale allemande est, même après son élargissement à la RDA en 1990,dominée par les USA, au point de vue militaire, services secrets, investissements, médias, culture, morale – avec des « valeurs » contraires aux droits de l’homme et au droit des peuples. En outre, aucun autre État du monde n’a, en plus de son statut de membre de l’OTAN, une présence militaire US aussi dense, avec environ trois douzaines de bases militaires : quelques-unes de ces bases sont des points nodaux centraux pour la logistique mondiale, par exemple pour l’utilisation de drones en Afrique et en Asie et pour le déploiement contre la Russie. Je l’ai sans cesse documenté dans des publications, sur la privatisation d’entreprises publiques, sur le rôle des principales agences de notation de crédit US, des cabinets d’avocats d’affaires US et des conseillers d’entreprise US.
Depuis l’achat massif des entreprises de la RDA, et la crise financière de 2008 n’a fait que renforcer la tendance, la mainmise d’investisseurs US est devenue encore plus directe : BlackRock, Vanguard, State Street et autres sont aujourd’hui de loin les plus importants propriétaires des plus importantes banques et entreprises de la place forte Allemagne, comme aussi, en moindres proportions, dans d’autres Éats de l’UE. Avec la pandémie et l’informatisation, Apple, Google, Amazon, Microsoft, Facebook, Zoom & Co et leurs grands actionnaires comme BlackRock deviennent encore plus puissants, avec même des commandes permanentes de l’État, dans la Santé publiques et les entreprises.
La classe travailleuse est socialement et politiquement éparpillée comme jamais elle ne l’avait été, entre précaires, petits boulots et illégaux plus que chômeurs, migrants, « salariés normaux », dont le nombre diminue, employés privilégiés et tout en haut, jusqu’aux cadres supérieurs de la classe dirigeante, fort bien payés. Les associations traditionnelles, syndicats, initiatives démocratiques, sont chaque fois profondément divisés de l’intérieur, désorientés, et assument certaines positions de l’idéologie dominante (par exemple contre la Chine et la Russie, ou des « valeurs » identitaires), mais n’ont aucune idée du capitalisme rénové d’aujourd’hui et des relations mondiales.
En 1984, tu as publié ce qui était peut-être le premier livre sur la Silicon Valley : « Neue Technik – alte Gesellschaft. Silicon Valley » [Nouvelle technique – vieille société. La Silicon Valley]. Nous étions alors à l’aube de l’ère néo-capitaliste et néo-libérale. 34 ans après, tu as publié « Les capitalistes du XXIe siècle ». Comment résumerais-tu ces quatre décennies ? Qu’est-ce qui était déjà clair alors, et qu’est-ce qui est arrivé, qui était inattendu ?
Oui, c’était le premier livre sur la Silicon Valley ; même aux USA, il n’en était paru aucun. Les nouvelles technologies propres, qui relient les hommes mieux et plus vite – je n’ai pas cru à ce mythe propre : j’y suis allé en 1983 et 1984 et j’ai bien vu, sur place, ce qu’il en était. Des activistes pacifistes USaméricains, qui étaient alors allés en Allemagne pour protester avec nous contre l’installation de fusées de moyenne portée US, m’y ont aidé.
La Silicon Valley – déjà au moment de la fondation, pendant et après la IIe Guerre Mondiale , c’était aussi « néolibéral » que, quelques décennies après, l’ensemble du capitalisme occidental sous direction US : une connexion étroite entre des entreprises high tech comme Hewlett Packard avec l’armée et les services secrets ; l’Université d’élite privée de Stanford à Palo Alto comme noyau central ; pas de syndicats, de même, pas d’organisation démocratique et de gauche. Au cours de mes études de terrain dans la Silicon Valley en 1983, entre San Francisco, Mountain View et San José, j’ai rencontré des syndicalistes et des activistes pacifistes – ils étaient isolés mais très vaillants. J’ai rencontré des avocats, des pompiers, des professeurs critiques de l’Université de Stanford, et aussi Steve Jobs, qui était alors, avec Apple, en phase d’ascension. J’ai aussi pu rencontrer des ouvriers aux bas salaires, privés de droits, dans les sweatshops : la production des puces était souvent réalisée par des migrants illégaux venus du Mexique ou des Philippines, et des boat people vietnamiens. Il n’y avait pas de protection au travail, les vapeurs toxiques produites par la fabrication des puces étaient directement inhalées. J’ai rencontré là-bas des ouvrières de ces usines, dont les cheveux tombaient, et qui avaient fait des fausses couches.
Différence importante par rapport à la suite et à maintenant : alors, au début des années 80, les puces et les terminaux électroniques étaient encore fabriqués dans la Silicon Valley. À la fin des années 80, a débuté la délocalisation systématique de la production, puis aussi d’autres branches comme l’automobile et les produits pharmaceutiques, surtout vers la Chine et Taïwan, puis également vers d’autres États comme l’Inde, le Vietnam et le Mexique. Les sociétés et les conseillers US ont commencé, l’ensemble de l’économie occidentale a suivi, l’Allemagne en tête.
Cela a conduit à la désindustrialisation, d’abord et de la façon la plus massive aux USA, qui s’est accompagnée des working poors : une partie persistante et croissante des travailleurs a du travail, mais reste pauvre. Entretemps, cela s’étend largement dans les classes moyennes : au moins deux membres de la famille doivent travailler, doivent prendre un deuxième job, sont durablement surendettés. Cela, j’ai été le premier, pour l’Allemagne, à le présenter, en 1986, dans la revue syndicale WSI-Mitteilungen, comme une évolution systémique. Je ne pensais pas à l’époque que, 40 ans après, cela arriverait, aussi massivement, dans l’UE.
Working poor veut dire, en même temps, working sick : on est pauvre, on devient plus tôt un malade chronique, et on meurt plus tôt. Ce rapport entre working poor et working sick est apparu avec une particulière acuité pendant l’épidémie de coronavirus, par exemple chez les Noirs et les travailleurs migrants de l’industrie US de la viande, mais aussi, de façon semblable, dans l’UE et l’Allemagne. À côté des nouveaux États- membres directs de l’UE, comme la Hongrie, la Pologne, la Croatie, la Slovénie, la Roumanie, la Lituanie, entrent aussi dans ce système des États associés ou « candidats », comme le Montenegro, la Serbie, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine. Les nouvelles grandes entreprises informatiques des USA sont aussi très actives dans la création de filiales : Amazon, Google, Microsoft ont besoin de chômeurs et de spécialistes bon marché disponibles.
C’est ainsi que la Macédoine du Nord est devenue ces dernières années un nouveau « Bangladesh » au sein de l’Europe : des centaines de sociétés sous-traitantes produisent avec des salaires extrêmement bas – salaire brut minimum 283 euros par mois, salaire qui n’est cependant pas toujours payé – pour les marques chic du textile comme Boss, Versace, Gucci, Strellson, Escada, Max Mara, Seidenstöcker, Jack & Jones. Ces sociétés échappent ainsi à la critique mondiale sur la situation au Bangladesh, bénéficient de transports plus courts et meilleur marché, et reçoivent en plus des subventions de l’UE. C’est ainsi que le petit État lituanien est devenu la centrale logistique de l’UE : la société lituanienne Girteka emploie des dizaines de milliers de chauffeurs de poids lourds originaires de Pologne, Ukraine, Biélorussie, Moldavie.
Les économies nationales est-européennes s’en trouvent affaiblies. Un cinquième, jusqu’à un tiers de la population, surtout les jeunes, émigrent provisoirement ou durablement ; les vieux restent au pays, et on s’occupe de plus en plus mal d’eux du fait des infrastructures délabrées, tandis qu’une oligarchie locale avec ses clans, soutenue politiquement et financièrement par l’Ouest, profite assez ouvertement de sa richesse.
En substance, un développement, dans l’« élargissement à l’Est », consiste en ceci : l’UE et l’OTAN évoluent de conserve, et la plupart du temps, l’OTAN était et est déjà là avant, ainsi par exemple en Hongrie, Pologne, République Tchèque, et finalement en Macédoine du Nord et dans les États baltes. Ceci est aussi en rapport avec la guerre dirigée par les USA contre la Yougoslavie socialiste. Le Kosovo a été séparé de la Serbie sous la direction des USA, contrairement au droit des peuples, pour que les USA puissent y entretenir une de leurs plus grandes bases internationales : Camp Bondsteel, ainsi nommée d’après un officier US bardé de décorations qui avait participé à la guerre du Vietnam. J’ai analysé cet « élargissement à l’Est », et ses investissements militaires, de l’UE avec l’OTAN dans le livre : Imperium EU : Arbeitsunrecht, Krise, neue Gegenwehr (2020) [L’Empire UE : injustice dans le travail, crise, nouvelle résistance].
Quant à la surprise la plus grande pour les entreprises occidentales depuis les délocalisations globales, qui ont commencé il y a quarante ans, c’est sans doute que le montage à bas coût en Chine de leurs appareils fonctionne de moins en moins, et leurs applications organiquement liées aux services secrets US sont bannies de Chine et de Hong Kong. La République populaire – contrairement aux autres pays en voie de développement comme l’Inde – s’est développée sous la forme d’une économie spécifique, populaire et durable, avec des revenus du travail qui augmentent de façon durable, pour des centaines de millions de travailleurs et de membres des classes moyennes, avec des innovations techniques, comme dans le développement de systèmes de transport public ainsi qu’avec la reconnaissance dans la nouvelle Route de la Soie internationale.
Des milliers d’entreprises occidentales ne survivent plus, au milieu du déclin national et technologique de leurs États d’origine, que grâce à la production et la vente en Chine, ainsi les principales entreprises automobiles allemandes comme Volkswagen, les entreprises métallurgiques et pharmaceutiques allemandes – mais c’est seulement une situation provisoire. Car la Chine travaille, en se renforçant pas à pas, à son autonomie économique, financière et technologique.
C’est pourquoi, depuis la présidence de Barack Obama, le réarmement et la campagne US contre l’ennemi chinois monte en puissance, incluant la possible première frappe nucléaire. En attendant, l’UE participe aussi à cette stratégie. Réarmement, campagne agressive et sanctions économiques ne sont pas seulement dirigés contre la Chine elle-même, mais aussi contre les plus puissants partenaires de la République populaire, c’est-à-dire la Russie, l’Iran et d’autres. C’est ce que j’ai exposé dans le livre Les capitalistes du XXIe siècle (2018 – traduction 2020).
Les USA en particulier ne peuvent pas éviter leur déclin économique en tant qu’économie nationale. La domination, qui est aussi politique, des organisateurs de capital – aujourd’hui BlackRock, Vanguard, State Street, Fidelity, Wellington, Blackstone, KKR, Carlyle & Co, en compagnie des sociétés de conseil comme Accenture, McKinsey, Freshfields, Price Waterhouse Coopers & Co – est profondément imprimée dans les structures de pouvoir. Cette nouvelle élite du capital ne se soucie pas de l’économie US – pas plus que d’autres économies nationales, comme dans l’UE et en Amérique du Sud, où elle a d’importantes filiales – et elle y laisse végéter une part croissante de la population. Cependant, les USA restent pour cette élite une place forte pour la protection assurée par l’armée, les services secrets et les médias. Celle-ci est constituée avant tout par les alliances militaires, avant tout l’OTAN, avec ses désormais 30 États membres ; puis les quelque 1000 bases militaires permanentes tout autour de la planète ; et les interventions militaires directes et indirectes comme, actuellement, en Afghanistan, Syrie, Yémen et Irak.
La rationalité relative des élites US qui, lors de la « Guerre froide » contre l’économiquement faible Union Soviétique, était encore possible, peut aujourd’hui, dans la lutte pour la vie de l’Ouest, se perdre et aboutir à des situations critiques – que l’Ouest a lui-même provoquées. Une nouvelle guerre mondiale, de la part de l’Ouest dirigé par les USA, est possible. Nous devons tous mobiliser nos forces contre cela. Mais nous ne devons pas sauver « l’humanité » – il y a bien des puissants que nous ne devons surtout pas sauver, au contraire. Ceux qui luttent pour les droits des hommes et le droit des peuples doivent bien plutôt se réunir avec pour but le socialisme, qui est assurément plus difficile à atteindre, et autrement, qu’on ne l’espérait souvent aux XIXe et XXe siècles. La République populaire de Chine montre quelque chose de cette nouvelle voie.
Nous aimerions te prier de nous dire l’essentiel sur ces trois mots-clés : injustice au travail, liquidateurs et… Heinrich Heine : que nous dit-il aujourd’hui ?
Injustice au travail :Après les deux guerres mondiales, les mouvements ouvriers en Europe, dans l’Union Soviétique, puis dans les autres États socialistes, et aussi, récemment, dans les ex-États coloniaux libérés, à leur façon, de même que des mouvements de gauche occidentaux, avaient conquis de nouveaux droits pour les travailleurs dépendants. Ainsi, dès 1919, l’International Labour Organisation, ILO, fut fondée au sein de la Société des Nations : journée de huit heures, semaine de 40 heures, congés payés, salaire égal pour les hommes et les femmes étaient inscrits au programme. Après la IIe Guerre mondiale, l’ONU inclut dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les droits du travail, y compris le droit au travail et aussi au logement, la sécurité sociale et des syndicats libres. Après 1945, des droits pour les travailleurs et les syndicats furent adoptés non seulement dans les États socialistes, mais aussi dans des États de l’Europe de l’Ouest comme la France, l’Italie, la Belgique, la Grande-Bretagne, de même que dans la RDA nouvellement fondée. Mais, comme on l’a déjà mentionné, les USA, en tant que bureaucratie du capital, agirent dès le début contre cette évolution, à l’aide, au début, du Plan Marshall. L’américanisation des relations de travail – orientée vers le job résiliable sans conditions – fut aussi adoptée en Europe, pas à pas, dans et grâce à l’UE, d’abord directement, à travers des sociétés comme McDonalds et UPS, plus tard à travers des investisseurs US comme BlackRock et Blackstone, puis, à partir en gros des années 2000, à travers l’adoption de l’Union Busting [lutte anti-syndicaliste] développée aux USA.
Dans mon dernier livre, L’Empire UE : injustice au travail, crise et nouvelle résistance, j’ai fait le bilan de la situation de la classe ouvrière dans le capitalisme occidental, en particulier aux USA : déclin des syndicats impliqués dans le partenariat social, surtout en réseau avec la social-démocratie, mais aussi début hésitant, très difficile, de nouvelles formes de résistance, qui peuvent être internationales et internationalistes.
Liquidateurs : Les liquidateurs ne sont autres que les Union Busters [spécialistes de la lutte anti-syndicaliste] professionnels. Ils démoralisent, détruisent, empêchent la représentation collective des travailleurs dans les entreprises. Ce know how a été développé aux USA depuis la fin du XIXe siècle. On trouve là, au début, l’agence de détectives Pinkerton. Son fondateur, Allan Pinkerton, avait dirigé le Service de renseignements militaire des États du Nord lors de la guerre de Sécession – après la guerre, il mit en place la Pinkerton Detective Agency pour le compte des entreprises contre les grévistes, à l’aide d’escadrons armés, et fournit aussi plus tard des briseurs de grève. Aujourd’hui, ces professionnels se sont « civilisés », ils agissent en tant qu’avocats, consultants en relations publiques, psychologues du travail, et les directions d’entreprise organisent des sections pour les Ressources Humaines. Ainsi, les grandes entreprises informatiques comme Google et Amazon n’espionnent pas seulement leurs clients, mais ont aussi organisé des systèmes d’espionnage et de contrôle, afin de contrôler surtout les catégories inférieures des employés, de les dissuader de mettre en place des syndicats et de les traquer dans leur travail.
Heinrich Heine : Je n’ai pas du tout trouvé si extraordinaire le grand poème mondialement connu « Allemagne – un conte d’hiver », bien qu’il soit constamment cité, dans des milieux de gauche aussi. Toutefois, dans les années 70, j’avais atterri à Cologne, la ville d’Adenauer. J’avais étudié plus précisément la situation dans cette ville catholico-carnavalière, avais écrit ici le livre Coloniacorrupta, me rendant tout à fait indésirable dans les milieux dirigeants et m’attirant des interdictions d’entrée dans des lieux publics. Aussi, j’ai été particulièrement content que Heine, dans son Conte d’hiver, félicite Napoléon d’avoir, lors de son entrée, fait de la cathédrale catholique une écurie. J’ai trouvé ça très bien ! Mais c’est le Heine publiciste politique que j’aimais. C’est pourquoi son dernier livre, Lutèce (Lutetia), est devenu pour moi le plus important – livre pour ainsi dire inconnu dans les milieux de gauche comme de droite, ou ceux des études littéraires. Il contient les observations journalistico-philosophico-littéraires de Heine sur le haut-capitalisme qui se développait en France. Il présente quelques similitudes avec le capitalisme occidental qui se déchaîne aujourd’hui.
C’est pourquoi j’ai réuni des extraits de Lutetia pour la lecture scénique d’une heure : « Vous avez enjoint dans vos prêches publics de boire de l’eau, et en privé, vous avez bu du vin ». Cette lecture a été représentée dans de petits théâtres et d’autres lieux en Allemagne, ainsi que dans des domiciles privés, souvent accompagnée de musiciens. J’ai mis en épigraphe du livre Les capitalistesdu XXIe siècle une citation de Heine, commentant le capitalisme déchaîné du milieu du XIXe siècle en France (« Enrichissez-vous »), qui avait à sa tête, de façon populiste, un « Roi-Citoyen » : « La société actuelle ne se justifie que par une plate nécessité, sans croyance au Droit, oui, sans respect de soi ».
Werner Rügemer, né en 1941 en Bavière, vit depuis 1975 à Cologne ; philosophe interventionniste, il travaille comme publiciste, conseiller et guide historico-politique de Cologne. Derniers livres publiés :
*Imperium EU : ArbeitsUnrecht, Krise, neue Gewehr, 320 pages, Cologne 2020. Rügemer y synthétise son analyse de la classe ouvrière d’aujourd’hui en Europe.
« Ce ne sont pas quelques porteurs de peste (untorelli) qui déracineront Bologne » (Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI, septembre 1977). Franco Berardi, alias Bifo, fut l’un des untorelli qui déclenchèrent la panique dans les rangs du Parti communiste italien, qui administrait la bonne ville de Bologne, menacée par les hordes de la …
Entretien avec Werner Rügemer, une voix de l’autre Allemagne
Fausto Giudice, 23 avril 2021
Werner Rügemer appartient sans conteste à cette « autre Allemagne » -celle que nous aimons -, celle des « poètes et penseurs » (Dichter und Denker), engagée dans une lutte séculaire contre celle des « juges et des bourreaux (Richter und Henker). Il nous a semblé urgent de nous entretenir avec lui.
Cher Werner, le 4 septembre 2021, tu auras 80 ans et la République Fédérale Allemande 72 ans. Nous pensons qu’il serait temps de faire un bilan – personnel et collectif. Commençons par le bilan personnel : quand tu avais 20/30 ans, que voulais-tu obtenir ? L’as-tu obtenu ? De quoi es-tu le plus fier ? Que regrettes-tu le plus ?
A 20/30 ans, je ne savais pas exactement ce que je voulais obtenir. J’essayais de sortir, comme une taupe à moitié aveugle, de la période post-fasciste. Depuis son retour de la Wehrmacht en 1945, mon père, qui était instituteur, m’avait beaucoup rossé, à l’époque, c’était de toute façon permis. J’attrapai un asthme très dangereux. Je fus envoyé dans un internat dans les Alpes, « à cause du bon air » : l’internat se trouvait près de Berchtesgaden sur l’Obersalzberg, bien situé, au-dessus du Königssee, et tout près de la plus haute montagne d’Allemagne, le Watzman. L’internat avec lycée appartenait au Christliches Jugenddorfwerk Deutschlands (CJD) [l’Œuvre chrétienne des villages de jeunesse d’Allemagne] : il avait été fondé après 1945 par le professeur Arnold Dannenmann qui, en 1933, avait fondé l’Eglise nazie « Chrétiens allemands ». Après la guerre, la plupart des nazis se rassemblèrent sous une étiquette chrétienne, ainsi dans les deux partis repeints à neuf CDU et CSU sous la direction du Président de la CDU et chancelier fédéral Adenauer : depuis l’époque impériale, avant la Ière Guerre Mondiale, il était devenu politiquement très influent dans la catholique Cologne, grâce à l’appui de banquiers et d’entrepreneurs, et avait continué à construire cette position après la Ière Guerre Mondiale.
Les hiérarques nazis, avec Hitler, Göring et d’autres, avaient, jusqu’en 1945, leur résidence secondaire sur l’Obersalzberg. Après 1945, l’internat devint la propriété de l’ex-président du NSDAP, Martin Bormann. Les professeurs étaient pour la plupart d’anciens nazis. Le CJD avait des liens étroits avec l’Association fédérale des travailleurs allemands (BDA). Dans l’internat, il y avait des fils d’entrepreneurs et de diplomates. L’écolier vedette était le fils du second de Hitler, Rudolf Hess, qui était alors en prison. Dans les montagnes alentour, il y avait beaucoup de tourisme de nostalgiques du nazisme – je n’ai pu le comprendre que bien plus tard.
Après le Bac, en 1960, sur l’Obersalzberg, j’ai étudié la philologie allemande, les langues romanes et la philosophie à Munich, Tübingen et Berlin. Je participais à des réunions et des manifestations de gauche, mais je ne suis entré dans aucune organisation. En 1968, j’ai fondé à Berlin, avec des étudiants socialistes, l’Université critique. Ensuite, j’ai passé un an à Paris, où j’habitais chez un Vietnamien : il avait accueilli deux soldats US qui avaient déserté au Vietnam. J’avais achevé mes études de professeur, mais ne voulais pas devenir fonctionnaire. C’est pourquoi j’ai été, jusqu’en 1974, à Paris, gérant de la section allemande de l’organisation pacifiste Service Civil International, et j’ai organisé des chantiers internationaux. Ensuite, jusqu’en 1989, j’ai été rédacteur salarié de la revue Education Démocratique ; en même temps, j’ai fait un doctorat sur le sujet « Anthropologie philosophique ». Je me suis ensuite trouvé sans travail, et, depuis, je me débrouille surtout comme auteur « libre ».
De quoi je suis fier ? De peu de chose. Je me réjouis toujours de ce que la taupe a relativement bien creusé son chemin, bien qu’avec des blessures persistantes, à travers des circonstances incertaines. Et que quelques personnes apprécient mon travail. Qu’est-ce que je regrette le plus ? De ne m’être jamais réconcilié avec mes parents, surtout avec mon père, jusqu’à leur mort. En guise de compensation, tardive et hélas faiblement symbolique, je leur ai dédié en 2016 un livre : Bis diese Freiheit die Welt erleuchtet. Transatlantische Sittenbilder aus Politik und Wirtschaft, Geschichte und Kultur [Jusqu’à ce que cette liberté éclaire le monde. Tableau de mœurs transatlantique, politique et économique, historique et culturel].
Maintenant, à l’Allemagne, la mère blafarde. Tu avais huit ans lorsque la RFA a été fondée, en 1968 tu avais 27 ans. Au moment du « Tournant », de la « réunification » de l’Allemagne, tu avais 51 ans. L’Allemagne est-elle toujours un Conte d’hiver ? En quoi la société a-t-elle changé, qu’est-ce qui n’a presque pas changé ? Quelles sont les nouvelles formes de la contradiction entre les « deux Allemagnes », l’Allemagne des « juges et des bourreaux » et l’Allemagne des « poètes et des penseurs » ?
La République Fédérale allemande est, même après son élargissement à la RDA en 1990,dominée par les USA, au point de vue militaire, services secrets, investissements, médias, culture, morale – avec des « valeurs » contraires aux droits de l’homme et au droit des peuples. En outre, aucun autre État du monde n’a, en plus de son statut de membre de l’OTAN, une présence militaire US aussi dense, avec environ trois douzaines de bases militaires : quelques-unes de ces bases sont des points nodaux centraux pour la logistique mondiale, par exemple pour l’utilisation de drones en Afrique et en Asie et pour le déploiement contre la Russie. Je l’ai sans cesse documenté dans des publications, sur la privatisation d’entreprises publiques, sur le rôle des principales agences de notation de crédit US, des cabinets d’avocats d’affaires US et des conseillers d’entreprise US.
Depuis l’achat massif des entreprises de la RDA, et la crise financière de 2008 n’a fait que renforcer la tendance, la mainmise d’investisseurs US est devenue encore plus directe : BlackRock, Vanguard, State Street et autres sont aujourd’hui de loin les plus importants propriétaires des plus importantes banques et entreprises de la place forte Allemagne, comme aussi, en moindres proportions, dans d’autres Éats de l’UE. Avec la pandémie et l’informatisation, Apple, Google, Amazon, Microsoft, Facebook, Zoom & Co et leurs grands actionnaires comme BlackRock deviennent encore plus puissants, avec même des commandes permanentes de l’État, dans la Santé publiques et les entreprises.
La classe travailleuse est socialement et politiquement éparpillée comme jamais elle ne l’avait été, entre précaires, petits boulots et illégaux plus que chômeurs, migrants, « salariés normaux », dont le nombre diminue, employés privilégiés et tout en haut, jusqu’aux cadres supérieurs de la classe dirigeante, fort bien payés. Les associations traditionnelles, syndicats, initiatives démocratiques, sont chaque fois profondément divisés de l’intérieur, désorientés, et assument certaines positions de l’idéologie dominante (par exemple contre la Chine et la Russie, ou des « valeurs » identitaires), mais n’ont aucune idée du capitalisme rénové d’aujourd’hui et des relations mondiales.
En 1984, tu as publié ce qui était peut-être le premier livre sur la Silicon Valley : « Neue Technik – alte Gesellschaft. Silicon Valley » [Nouvelle technique – vieille société. La Silicon Valley]. Nous étions alors à l’aube de l’ère néo-capitaliste et néo-libérale. 34 ans après, tu as publié « Les capitalistes du XXIe siècle ». Comment résumerais-tu ces quatre décennies ? Qu’est-ce qui était déjà clair alors, et qu’est-ce qui est arrivé, qui était inattendu ?
Oui, c’était le premier livre sur la Silicon Valley ; même aux USA, il n’en était paru aucun. Les nouvelles technologies propres, qui relient les hommes mieux et plus vite – je n’ai pas cru à ce mythe propre : j’y suis allé en 1983 et 1984 et j’ai bien vu, sur place, ce qu’il en était. Des activistes pacifistes USaméricains, qui étaient alors allés en Allemagne pour protester avec nous contre l’installation de fusées de moyenne portée US, m’y ont aidé.
La Silicon Valley – déjà au moment de la fondation, pendant et après la IIe Guerre Mondiale , c’était aussi « néolibéral » que, quelques décennies après, l’ensemble du capitalisme occidental sous direction US : une connexion étroite entre des entreprises high tech comme Hewlett Packard avec l’armée et les services secrets ; l’Université d’élite privée de Stanford à Palo Alto comme noyau central ; pas de syndicats, de même, pas d’organisation démocratique et de gauche. Au cours de mes études de terrain dans la Silicon Valley en 1983, entre San Francisco, Mountain View et San José, j’ai rencontré des syndicalistes et des activistes pacifistes – ils étaient isolés mais très vaillants. J’ai rencontré des avocats, des pompiers, des professeurs critiques de l’Université de Stanford, et aussi Steve Jobs, qui était alors, avec Apple, en phase d’ascension. J’ai aussi pu rencontrer des ouvriers aux bas salaires, privés de droits, dans les sweatshops : la production des puces était souvent réalisée par des migrants illégaux venus du Mexique ou des Philippines, et des boat people vietnamiens. Il n’y avait pas de protection au travail, les vapeurs toxiques produites par la fabrication des puces étaient directement inhalées. J’ai rencontré là-bas des ouvrières de ces usines, dont les cheveux tombaient, et qui avaient fait des fausses couches.
Différence importante par rapport à la suite et à maintenant : alors, au début des années 80, les puces et les terminaux électroniques étaient encore fabriqués dans la Silicon Valley. À la fin des années 80, a débuté la délocalisation systématique de la production, puis aussi d’autres branches comme l’automobile et les produits pharmaceutiques, surtout vers la Chine et Taïwan, puis également vers d’autres États comme l’Inde, le Vietnam et le Mexique. Les sociétés et les conseillers US ont commencé, l’ensemble de l’économie occidentale a suivi, l’Allemagne en tête.
Cela a conduit à la désindustrialisation, d’abord et de la façon la plus massive aux USA, qui s’est accompagnée des working poors : une partie persistante et croissante des travailleurs a du travail, mais reste pauvre. Entretemps, cela s’étend largement dans les classes moyennes : au moins deux membres de la famille doivent travailler, doivent prendre un deuxième job, sont durablement surendettés. Cela, j’ai été le premier, pour l’Allemagne, à le présenter, en 1986, dans la revue syndicale WSI-Mitteilungen, comme une évolution systémique. Je ne pensais pas à l’époque que, 40 ans après, cela arriverait, aussi massivement, dans l’UE.
Working poor veut dire, en même temps, working sick : on est pauvre, on devient plus tôt un malade chronique, et on meurt plus tôt. Ce rapport entre working poor et working sick est apparu avec une particulière acuité pendant l’épidémie de coronavirus, par exemple chez les Noirs et les travailleurs migrants de l’industrie US de la viande, mais aussi, de façon semblable, dans l’UE et l’Allemagne. À côté des nouveaux États- membres directs de l’UE, comme la Hongrie, la Pologne, la Croatie, la Slovénie, la Roumanie, la Lituanie, entrent aussi dans ce système des États associés ou « candidats », comme le Montenegro, la Serbie, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine. Les nouvelles grandes entreprises informatiques des USA sont aussi très actives dans la création de filiales : Amazon, Google, Microsoft ont besoin de chômeurs et de spécialistes bon marché disponibles.
C’est ainsi que la Macédoine du Nord est devenue ces dernières années un nouveau « Bangladesh » au sein de l’Europe : des centaines de sociétés sous-traitantes produisent avec des salaires extrêmement bas – salaire brut minimum 283 euros par mois, salaire qui n’est cependant pas toujours payé – pour les marques chic du textile comme Boss, Versace, Gucci, Strellson, Escada, Max Mara, Seidenstöcker, Jack & Jones. Ces sociétés échappent ainsi à la critique mondiale sur la situation au Bangladesh, bénéficient de transports plus courts et meilleur marché, et reçoivent en plus des subventions de l’UE. C’est ainsi que le petit État lituanien est devenu la centrale logistique de l’UE : la société lituanienne Girteka emploie des dizaines de milliers de chauffeurs de poids lourds originaires de Pologne, Ukraine, Biélorussie, Moldavie.
Les économies nationales est-européennes s’en trouvent affaiblies. Un cinquième, jusqu’à un tiers de la population, surtout les jeunes, émigrent provisoirement ou durablement ; les vieux restent au pays, et on s’occupe de plus en plus mal d’eux du fait des infrastructures délabrées, tandis qu’une oligarchie locale avec ses clans, soutenue politiquement et financièrement par l’Ouest, profite assez ouvertement de sa richesse.
En substance, un développement, dans l’« élargissement à l’Est », consiste en ceci : l’UE et l’OTAN évoluent de conserve, et la plupart du temps, l’OTAN était et est déjà là avant, ainsi par exemple en Hongrie, Pologne, République Tchèque, et finalement en Macédoine du Nord et dans les États baltes. Ceci est aussi en rapport avec la guerre dirigée par les USA contre la Yougoslavie socialiste. Le Kosovo a été séparé de la Serbie sous la direction des USA, contrairement au droit des peuples, pour que les USA puissent y entretenir une de leurs plus grandes bases internationales : Camp Bondsteel, ainsi nommée d’après un officier US bardé de décorations qui avait participé à la guerre du Vietnam. J’ai analysé cet « élargissement à l’Est », et ses investissements militaires, de l’UE avec l’OTAN dans le livre : Imperium EU : Arbeitsunrecht, Krise, neue Gegenwehr (2020) [L’Empire UE : injustice dans le travail, crise, nouvelle résistance].
Quant à la surprise la plus grande pour les entreprises occidentales depuis les délocalisations globales, qui ont commencé il y a quarante ans, c’est sans doute que le montage à bas coût en Chine de leurs appareils fonctionne de moins en moins, et leurs applications organiquement liées aux services secrets US sont bannies de Chine et de Hong Kong. La République populaire – contrairement aux autres pays en voie de développement comme l’Inde – s’est développée sous la forme d’une économie spécifique, populaire et durable, avec des revenus du travail qui augmentent de façon durable, pour des centaines de millions de travailleurs et de membres des classes moyennes, avec des innovations techniques, comme dans le développement de systèmes de transport public ainsi qu’avec la reconnaissance dans la nouvelle Route de la Soie internationale.
Des milliers d’entreprises occidentales ne survivent plus, au milieu du déclin national et technologique de leurs États d’origine, que grâce à la production et la vente en Chine, ainsi les principales entreprises automobiles allemandes comme Volkswagen, les entreprises métallurgiques et pharmaceutiques allemandes – mais c’est seulement une situation provisoire. Car la Chine travaille, en se renforçant pas à pas, à son autonomie économique, financière et technologique.
C’est pourquoi, depuis la présidence de Barack Obama, le réarmement et la campagne US contre l’ennemi chinois monte en puissance, incluant la possible première frappe nucléaire. En attendant, l’UE participe aussi à cette stratégie. Réarmement, campagne agressive et sanctions économiques ne sont pas seulement dirigés contre la Chine elle-même, mais aussi contre les plus puissants partenaires de la République populaire, c’est-à-dire la Russie, l’Iran et d’autres. C’est ce que j’ai exposé dans le livre Les capitalistes du XXIe siècle (2018 – traduction 2020).
Les USA en particulier ne peuvent pas éviter leur déclin économique en tant qu’économie nationale. La domination, qui est aussi politique, des organisateurs de capital – aujourd’hui BlackRock, Vanguard, State Street, Fidelity, Wellington, Blackstone, KKR, Carlyle & Co, en compagnie des sociétés de conseil comme Accenture, McKinsey, Freshfields, Price Waterhouse Coopers & Co – est profondément imprimée dans les structures de pouvoir. Cette nouvelle élite du capital ne se soucie pas de l’économie US – pas plus que d’autres économies nationales, comme dans l’UE et en Amérique du Sud, où elle a d’importantes filiales – et elle y laisse végéter une part croissante de la population. Cependant, les USA restent pour cette élite une place forte pour la protection assurée par l’armée, les services secrets et les médias. Celle-ci est constituée avant tout par les alliances militaires, avant tout l’OTAN, avec ses désormais 30 États membres ; puis les quelque 1000 bases militaires permanentes tout autour de la planète ; et les interventions militaires directes et indirectes comme, actuellement, en Afghanistan, Syrie, Yémen et Irak.
La rationalité relative des élites US qui, lors de la « Guerre froide » contre l’économiquement faible Union Soviétique, était encore possible, peut aujourd’hui, dans la lutte pour la vie de l’Ouest, se perdre et aboutir à des situations critiques – que l’Ouest a lui-même provoquées. Une nouvelle guerre mondiale, de la part de l’Ouest dirigé par les USA, est possible. Nous devons tous mobiliser nos forces contre cela. Mais nous ne devons pas sauver « l’humanité » – il y a bien des puissants que nous ne devons surtout pas sauver, au contraire. Ceux qui luttent pour les droits des hommes et le droit des peuples doivent bien plutôt se réunir avec pour but le socialisme, qui est assurément plus difficile à atteindre, et autrement, qu’on ne l’espérait souvent aux XIXe et XXe siècles. La République populaire de Chine montre quelque chose de cette nouvelle voie.
Nous aimerions te prier de nous dire l’essentiel sur ces trois mots-clés : injustice au travail, liquidateurs et… Heinrich Heine : que nous dit-il aujourd’hui ?
Injustice au travail :Après les deux guerres mondiales, les mouvements ouvriers en Europe, dans l’Union Soviétique, puis dans les autres États socialistes, et aussi, récemment, dans les ex-États coloniaux libérés, à leur façon, de même que des mouvements de gauche occidentaux, avaient conquis de nouveaux droits pour les travailleurs dépendants. Ainsi, dès 1919, l’International Labour Organisation, ILO, fut fondée au sein de la Société des Nations : journée de huit heures, semaine de 40 heures, congés payés, salaire égal pour les hommes et les femmes étaient inscrits au programme. Après la IIe Guerre mondiale, l’ONU inclut dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les droits du travail, y compris le droit au travail et aussi au logement, la sécurité sociale et des syndicats libres. Après 1945, des droits pour les travailleurs et les syndicats furent adoptés non seulement dans les États socialistes, mais aussi dans des États de l’Europe de l’Ouest comme la France, l’Italie, la Belgique, la Grande-Bretagne, de même que dans la RDA nouvellement fondée. Mais, comme on l’a déjà mentionné, les USA, en tant que bureaucratie du capital, agirent dès le début contre cette évolution, à l’aide, au début, du Plan Marshall. L’américanisation des relations de travail – orientée vers le job résiliable sans conditions – fut aussi adoptée en Europe, pas à pas, dans et grâce à l’UE, d’abord directement, à travers des sociétés comme McDonalds et UPS, plus tard à travers des investisseurs US comme BlackRock et Blackstone, puis, à partir en gros des années 2000, à travers l’adoption de l’Union Busting [lutte anti-syndicaliste] développée aux USA.
Dans mon dernier livre, L’Empire UE : injustice au travail, crise et nouvelle résistance, j’ai fait le bilan de la situation de la classe ouvrière dans le capitalisme occidental, en particulier aux USA : déclin des syndicats impliqués dans le partenariat social, surtout en réseau avec la social-démocratie, mais aussi début hésitant, très difficile, de nouvelles formes de résistance, qui peuvent être internationales et internationalistes.
Liquidateurs : Les liquidateurs ne sont autres que les Union Busters [spécialistes de la lutte anti-syndicaliste] professionnels. Ils démoralisent, détruisent, empêchent la représentation collective des travailleurs dans les entreprises. Ce know how a été développé aux USA depuis la fin du XIXe siècle. On trouve là, au début, l’agence de détectives Pinkerton. Son fondateur, Allan Pinkerton, avait dirigé le Service de renseignements militaire des États du Nord lors de la guerre de Sécession – après la guerre, il mit en place la Pinkerton Detective Agency pour le compte des entreprises contre les grévistes, à l’aide d’escadrons armés, et fournit aussi plus tard des briseurs de grève. Aujourd’hui, ces professionnels se sont « civilisés », ils agissent en tant qu’avocats, consultants en relations publiques, psychologues du travail, et les directions d’entreprise organisent des sections pour les Ressources Humaines. Ainsi, les grandes entreprises informatiques comme Google et Amazon n’espionnent pas seulement leurs clients, mais ont aussi organisé des systèmes d’espionnage et de contrôle, afin de contrôler surtout les catégories inférieures des employés, de les dissuader de mettre en place des syndicats et de les traquer dans leur travail.
Heinrich Heine : Je n’ai pas du tout trouvé si extraordinaire le grand poème mondialement connu « Allemagne – un conte d’hiver », bien qu’il soit constamment cité, dans des milieux de gauche aussi. Toutefois, dans les années 70, j’avais atterri à Cologne, la ville d’Adenauer. J’avais étudié plus précisément la situation dans cette ville catholico-carnavalière, avais écrit ici le livre Colonia corrupta, me rendant tout à fait indésirable dans les milieux dirigeants et m’attirant des interdictions d’entrée dans des lieux publics. Aussi, j’ai été particulièrement content que Heine, dans son Conte d’hiver, félicite Napoléon d’avoir, lors de son entrée, fait de la cathédrale catholique une écurie. J’ai trouvé ça très bien ! Mais c’est le Heine publiciste politique que j’aimais. C’est pourquoi son dernier livre, Lutèce (Lutetia), est devenu pour moi le plus important – livre pour ainsi dire inconnu dans les milieux de gauche comme de droite, ou ceux des études littéraires. Il contient les observations journalistico-philosophico-littéraires de Heine sur le haut-capitalisme qui se développait en France. Il présente quelques similitudes avec le capitalisme occidental qui se déchaîne aujourd’hui.
C’est pourquoi j’ai réuni des extraits de Lutetia pour la lecture scénique d’une heure : « Vous avez enjoint dans vos prêches publics de boire de l’eau, et en privé, vous avez bu du vin ». Cette lecture a été représentée dans de petits théâtres et d’autres lieux en Allemagne, ainsi que dans des domiciles privés, souvent accompagnée de musiciens. J’ai mis en épigraphe du livre Les capitalistes du XXIe siècle une citation de Heine, commentant le capitalisme déchaîné du milieu du XIXe siècle en France (« Enrichissez-vous »), qui avait à sa tête, de façon populiste, un « Roi-Citoyen » : « La société actuelle ne se justifie que par une plate nécessité, sans croyance au Droit, oui, sans respect de soi ».
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