Un mardi 11 septembre, deux avions attaquèrent une grande ville américaine. Au cours de cette opération, qui était coordonnée avec une vaste attaque terrestre, l’une des victimes fut le président de ce pays. Mais il y eut aussi d’autres victimes.
C’était en 1973. Le mois suivant, le Dr Kissinger, l’un des principaux partisans de cette opération et du bombardement du Cambodge, a été proclamé lauréat du prix Nobel de la paix.
Eva Runeberg, notre personnage central, était l’une de ces autres victimes du 11 septembre. Pour l’imaginer, il faut évoquer le magnifique regard noir de la Kriemhild de Fritz Lang, qui préférait s’allier aux hordes barbares d’Attila afin d’accomplir sa justice. Dans la dernière image du diptyque Les Nibelungen, la froideur frémissante des yeux de Kriemhild traduit intimement toute l’amertume de sa victoire.
Mais notre Kriemhild est d’une catégorie différente.
Elle n’est pas cette femme follement amoureuse de Siegfried. Eva Runeberg est un oiseau de proie, une machine à gagner forcée par le destin à faire l’expérience directe de la souffrance et de l’humiliation de tout un peuple. Son expérience sera bien plus intense, profonde et douloureuse que celle de l’héroïne des Nibelungen, et elle en sortira infiniment plus transformée.
Elle subira ensuite une seconde métamorphose qui l’amènera à découvrir le sens des larmes.
Au terme de sa quête harassante, elle sera transfigurée une dernière fois. Alors elle réalisera l’impossible. Elle nous fera comprendre que jamais les juges espagnols, les law lords anglais, les vénérables Norvégiens ou l’aviation la plus puissante du monde ne rendront la justice à cette vallée de larmes.
Cette Chilienne, cette citoyenne d’une république bananière sans bananes, parviendra à nous offrir quelques instants de bonheur.
La fin sera donc heureuse. Mais presque en même temps, nous nous rendrons compte que la tragédie est notre destin, et nous devrons refermer notre livre.
GW –
L’ouvrage d’Antonio Beltrán, La Vallée de larmes, n’est pas un roman ordinaire. Certes, il se lit avec passion, chaque section laissant ouvertes de nouvelles perspectives, mais son originalité tient dans un extraordinaire mélange des genres. Le roman historique qui aborde l’ère post-Pinochet au Chili, retrace avec une rigueur effrayante ce qu’a été un tel régime dictatorial. Il s’entremêlé avec ce que fut l’intervention des États-Unis dans le processus économique, politique et répressif de l’Amérique latine, replaçant ces faits dans le contexte général de la politique de ce pays à travers le monde et notamment au Vietnam. Les faits sont rapportés avec la précision d’un témoin de justice et jamais l’auteur ne peut être pris en défaut d’authenticité. Je l’ai vérifié moi-même dans les parties du livre où j’avais pu vivre les faits de plus près. Mais à tout cela s’ajoute une érudition linguistique qui surgit à tout moment et entraîne le lecteur dans un parcours sémantique stupéfiant : du norvégien ancien au parsi, en passant par le japonais, le pali, l’arabe, le tout assorti de signes repris à ces diverses langues, qui ont dû faire le cauchemar des typographes. C’est tellement dense que parfois on en sort un peu étourdi. Bref, un livre qui vous apprend beaucoup de choses, vous divertit et vous fascine.
†François Houtart
(1925-2017)